BOLETÍN DE ACTUALIDAD DE DERECHO CIVIL

AFFAIRE MUÑOZ DIAZ c. ESPAGNE, S. del Tribunal de Estrasburgo, 8-12-2009

El Tribunal de Estrasburgo  estima que la legislación española al regular las formas de prestar el consentimiento matrimonial no  vulnera el principio de igualdad reconocido por la Convención, pues si bien no reconoce la forma matrimonial gitana regula una forma civil  para la que no se exige declaración alguna de creencias, o de pertenencia a un determinado grupo cultural, linguístico o étnico.

«La Cour observe que le mariage civil en Espagne tel qu’en vigueur depuis 1981 est ouvert à tous, et estime que sa réglementation n’implique pas de discrimination pour des raisons d’ordre religieux ou autre. La même formule devant un maire, un juge ou un autre fonctionnaire désigné s’applique à tous de la même façon. Aucune exigence de déclaration de religion ou croyances, ou d’appartenance à un groupe culturel, linguistique, ethnique ou autres n’est demandée»

, y , si bien es cierto que regula ciertas formas religiosas de prestar el consentimiento, éstas se reconocen en virtud de determinados acuerdos suscritos por el Estado, no siento reconocidas  ni todas las formas religiosas ni aún todas las tradicionales, lo cual no afecta al caso del matrimonio de la comunidad romaní, pues éste no tiene su fundamento en una determinada convicción religiosa

«80.  Il est vrai que certaines formes religieuses de prestation du consentement sont admises en droit espagnol, mais ces formes religieuses (catholique, protestante, musulmane et israélite) sont reconnues en vertu des accords passés avec l’État par ces confessions, et produisent donc les mêmes effets que le mariage civil, alors que d’autres formes (religieuses ou traditionnelles) ne sont pas reconnues. La Cour constate toutefois qu’il s’agit d’une différence dérivée de l’appartenance à une confession religieuse, non pertinente dans le cas de la communauté rom. Mais cette différence n’empêche pas ou n’interdit pas le mariage civil, ouvert aux Roms dans les mêmes conditions d’égalité qu’aux personnes n’appartenant pas à la communauté rom, et elle répond à des motifs que le législateur doit prendre en compte, et qui relèvent, comme le Gouvernement le souligne, de sa marge d’appréciation.

81.  Partant, la Cour estime que le fait que les unions roms n’ont pas d’effets civils dans le sens souhaité par la requérante ne constitue pas une discrimination prohibée par l’article 14. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.»

por ello el que no se reconozca la forma matrimonial gitana no pugna con el principio de no discriminación por razón de raza o motivos religiosos o ideológicos del art. 14 de la Convención.

Ahora bien, si aprecia el Tribunal que se ha vulnerado el principio de igualdad al no haber tratado el caso de la demandante como uno de los supuestos de matrimonio putativo, acreditada la existencia de un cónyuge de buena fe, que cree que su matrimonio es válido a pesar de la existencia de defectos de forma Buena fe que se fundamenta también en actos propios del Estado español que le proporciona asistencia y documentos en los que le considera «cónyuge».

65.  La Cour estime que le refus de reconnaitre le droit pour la requérante de percevoir une pension de réversion constitue une différence de traitement par rapport au traitement donné, par la loi ou par la jurisprudence, à d’autres situations qui doivent être tenues pour équivalentes en ce qui concerne les effets de la bonne foi, tels que la croyance de bonne foi en l’existence d’un mariage nul (article 174 de la LGSS, ou la situation examinée dans l’arrêt du Tribunal constitutionnel no 199/2004, du 15 novembre 2004 – paragraphe 32 ci-dessus –, qui concernait la non-formalisation, pour des raisons de conscience, d’un mariage canonique). La Cour estime avéré que, compte tenu des circonstances de l’espèce, cette situation constitue une différence de traitement disproportionnée vis-à-vis de la requérante par rapport au traitement réservé au mariage de bonne foi.

66.  Certes, l’article 174 de la LGSS, tel qu’en vigueur au moment des faits, ne reconnaissait la pension de réversion en cas d’absence de mariage légal que lorsque le mariage était nul de bonne foi. Cependant, cette disposition ne permet pas à l’État défendeur de s’exonérer de toute responsabilité au regard de la Convention. La Cour observe à cet égard que la loi 40/2007 a introduit dans la LGSS la possibilité de se voir octroyer une pension de réversion pour les cas d’unions de fait (paragraphe 30 ci-dessus).»

Creo no obstante, que lo verdaderamente novedoso de la Sentencia es que afirma en sus consideraciones generales que si bien la pertenencia a un determinado grupo étnico no dispensa del cumplimiento de las leyes relativas al matrimonio, sí que puede influir en la manera de aplicar esas leyes. El Tribunal afirma que la especial vulnerabilidad de los gitanos, debe hacerles merecedores de una atención especial de los poderes públicos:

«La Cour estime que, si l’appartenance à une minorité ne dispense pas de respecter les lois régissant le mariage, cela peut influer sur la manière d’appliquer ces lois. La Cour a déjà eu l’occasion de souligner dans l’arrêt Buckley (certes dans un contexte différent), que la vulnérabilité des roms, du fait qu’ils constituent une minorité, implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre, tant dans le cadre réglementaire valable en matière d’aménagement que lors de la prise de décision dans des cas particuliers (arrêt Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, §§ 76, 80, 84, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Chapman c. Royaume-Uni [GC], précité, § 96, et Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 84, 27 mai 2004).»


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MUÑOZ DIAZ c. ESPAGNE

(Requête no 49151/07)

ARRÊT

STRASBOURG

8 décembre 2009

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Muñoz Díaz c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Boštjan M. Zupančič,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Luis López Guerra, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 mai 2009 et 17 novembre 2009,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49151/07) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont une ressortissante de cet État, Mme María Luisa Muñoz Díaz (« la requérante »), a saisi la Cour le 29 octobre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  La requérante est représentée par Me M. Queipo de Llano López-Cózar, avocate à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, I. Blasco Lozano, chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3.  La requérante, rom de nationalité espagnole, se plaignait du refus de lui verser une pension de réversion à la suite du décès de M.D., lui aussi rom de nationalité espagnole, au seul motif qu’ils ne formaient pas, aux yeux de la législation espagnole, un couple marié. Elle alléguait la violation de l’article 14 de la Convention en combinaison avec les articles 1 du Protocole no 1 et 12 de la Convention.

4.  Le 13 mai 2008, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

5.  Les parties ont présenté leurs observations. Des observations ont également été reçues de l’Union Romaní que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite en qualité d’amicus curiae (article 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement de la Cour).

6.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’Homme, à Strasbourg, le 26 mai 2009 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement

M. Ignacio Blasco Lozano, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice, agent,

–  pour la requérante

Me Magdalena Queipo de Llano López-Cózar, conseil,

Me Sebastián Sánchez Lorente, conseil.

–  pour la tierce partie

M. Juan de Dios Ramírez Heredia, président de l’Unión Romaní.

La Cour a entendu M. Blasco, Me Queipo de Llano et Me Sánchez en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges L. López Guerra et E. Myjer. Elle a aussi entendu M. Ramírez Heredia et Mme Muñoz Díaz, la requérante.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7.  La requérante est née en 1956 et réside à Madrid.

8.  La requérante et M. D., appartenant tous deux à la communauté rom, se marièrent en novembre 1971 selon les rites propres à leur communauté. Le mariage fut célébré conformément aux coutumes et traditions culturelles roms, et reconnu par leur communauté. Pour la communauté rom, le mariage célébré selon ses coutumes entraîne les effets sociaux découlant du mariage, la reconnaissance publique, l’obligation de vie commune et l’ensemble des autres devoirs et droits qui découlent d’une telle institution.

9.  La requérante eut six enfants, qui furent inscrits dans le livret de famille délivré au couple par l’administration espagnole (Registro civil) le 11 août 1983.

10.  Le 14 octobre 1986, la requérante et sa famille se virent reconnaître la situation de famille nombreuse de première catégorie, sous le no 28/2220/8, en application de la loi 25/1971 du 19 juin 1971 sur la protection des familles nombreuses.

11.  Le 24 décembre 2000, l’époux de la requérante décéda. Maçon de profession, au moment de son décès, il travaillait et avait cotisé à la sécurité sociale pendant dix-neuf ans, trois mois et huit jours et avait, à sa charge, son épouse (en tant que telle) et ses six enfants. Il était titulaire d’une carte de bénéficiaire de la Sécurité Sociale, tamponnée par l’agence no 7 de Madrid de l’Institut national de la Sécurité Sociale.

12.  La requérante demanda à bénéficier d’une pension de réversion. Par une décision du 27 mars 2001, l’Institut national de la sécurité sociale (INSS) la lui refusa, « dans la mesure où [la requérante] n’est pas et n’a jamais été l’épouse de la personne décédée avant la date de son décès, comme l’exige le paragraphe 2 de la septième disposition additionnelle de la loi 30/1981, du 7 juillet 1981 (en vigueur au moment des faits), combiné avec l’article 174 de la loi générale sur la sécurité sociale (LGSS), approuvée par le décret royal législatif 1/1994 du 20 juin 1994 ».

13.  Cette décision fut confirmée par une décision du 10 mai 2001 du même Institut.

14.  La requérante saisit alors la juridiction du travail. Par un jugement du 30 mai 2002 du juge du travail no 12 de Madrid, elle se vit accorder le droit de percevoir une pension de réversion avec une base de 903,29 euros par mois, des effets civils étant ainsi reconnus à son mariage rom. La partie pertinente du jugement était libellée comme suit :

« (…) Dans notre pays, la minorité rom (etnia gitana) est implantée depuis des temps immémoriaux et il est connu que cette minorité célèbre le mariage selon des rites et traditions qui ont force de loi entre les parties. Ces mariages ne sont pas considérés comme contraires à la morale ni à l’ordre public et sont reconnus socialement.

(…) L’article 61 du code civil énonce que le mariage a des effets civils dès sa célébration mais que l’inscription au Registre civil est nécessaire pour que ces effets soient reconnus. A cet égard, le mariage rom n’est pas inscrit au Registre civil, car il n’a pas été considéré par l’État comme une composante de la culture ethnique qui est présente dans notre pays depuis des siècles.

(…) L’argument qui est opposé à la requérante pour refuser de lui verser la pension de réversion est exclusivement la non-reconnaissance des effets civils de son mariage avec l’ayant droit (actif de nationalité espagnole, assujetti aux droits et obligations régis par le droit interne et communautaire), nonobstant le fait que l’Espagne a ratifié la Convention internationale de l’ONU du 7 mars 1966 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

(…) L’absence de réglementation de la reconnaissance des effets civils du mariage rom ne saurait empêcher l’action protectrice que l’État s’est imposée en définissant les normes de sécurité sociale.

(…) La directive 2000/43/CE relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique est applicable au cas d’espèce, où la prestation refusée trouve son origine dans la relation de travail de l’ayant droit, décédé d’une cause naturelle lorsqu’il était en activité. (…) L’article 4 § 1 du Code civil énonce [qu’] « il est procédé à une application par analogie des normes lorsque celles-ci n’envisagent pas le cas d’espèce mais en visent un autre, analogue, avec lequel une similitude d’objet  peut être perçue». Ladite application par analogie est applicable au cas d’espèce.

(…)

Le mariage de la requérante n’est pas inscrit au Registre civil, encore que cela ne soit pas expressément exclu. Ne lui sont reconnus ni les effets civils, ni la jouissance de la protection sociale du survivant en cas de décès d’un des deux conjoints. Le mariage rom est ignoré par la législation espagnole, malgré l’enracinement socioculturel que ladite ethnie a dans notre pays. Cependant, comme il a été dit précédemment, le mariage conforme à des rites et coutumes religieux qui étaient encore récemment étrangers à notre société dispose [bien] d’un cadre légal. Ce sont donc des cas analogues, exception faite qu’il ne s’agit pas d’une religion. Ils ont une similitude d’objet (communauté de cultures et coutumes qui sont présents au sein de l’État espagnol). Le refus de l’INSS d’octroyer à la requérante une pension de réversion, avec comme seul obstacle le fait que le mariage contracté par l’ayant-droit et sa veuve ne soit pas reconnu, révèle un traitement discriminatoire à raison de l’appartenance ethnique, contraire à l’article 14 de la Constitution espagnole et à la directive 2000/43/CE. »

15.  L’INSS fit appel. Par un arrêt du 7 novembre 2002, le tribunal supérieur de justice de Madrid infirma le jugement attaqué. La décision était motivée comme suit :

« (…) Il convient de signaler que le principe d’égalité et de non-discrimination repose sur l’idée que des situations égales doivent faire l’objet d’un traitement égal et sur [l’idée] qu’un traitement égal appliqué à des situations qui ne sont pas égales constitue une injustice. Cela suppose également qu’il ne faut pas s’écarter de la loi applicable à tous d’une manière [qui permettrait de] faire davantage d’exceptions que celles prévues expressément dans ladite loi.

(…) Il faut distinguer ce qui relève de la législation en vigueur et applicable à tout moment de ce qui peut s’entendre comme souhaitable par un secteur de la société.

(…) En conformité avec ce qui est prévu par l’article 49 du code civil, chaque Espagnol (comme la requérante et l’ayant droit) peut choisir soit un mariage civil devant le juge, le maire ou un fonctionnaire public désigné [par le même code], soit un mariage religieux prévu par la loi.

(…) Conformément à tout cela, si le mariage civil doit se célébrer à travers des formes règlementées, le mariage religieux doit l’être également, sous des formes prévues par une confession religieuse – ces formes étant posées par l’État, ou, à défaut, admises par la législation de ce dernier. [C’est dans ces circonstances] que le mariage produit des effets civils.

(…) Le mariage célébré uniquement et exclusivement selon les rites roms n’entre dans aucun des cas énoncés, car même s’il s’agit d’une ethnie, les normes ou formes de cette dernière ne produisent pas d’effet juridique au-delà de son cadre, et ne sont pas consacrées par la loi qui prévoit la pension litigieuse. [Ce mariage], qui a certes un sens et bénéficie d’une reconnaissance sociale dans le milieu concerné, n’exclut pas et ne remplace pas actuellement la loi en vigueur et applicable à l’espèce, tant qu’il s’agit d’un mariage entre Espagnols célébré en Espagne. Une ethnie, d’autre part, ne constitue pas autre chose qu’un groupe qui se différencie pour un motif fondé sur la race (…) et un rite n’est pas autre chose qu’une coutume ou cérémonie.

(…) S’agissant donc d’une coutume, celle-ci, selon l’article 1 § 3 du Code civil, n’intervient qu’à défaut de loi applicable. (…) Ne sont pas remis en question la moralité ou la conformité de ce rite à l’ordre public, mais uniquement sa capacité d’engendrer des obligations erga omnes, alors qu’il existe en Espagne des normes légales régissant le mariage. La réponse, évidemment, se doit d’être négative.

(…)

Le mariage, pour produire des effets civils, ne peut être que celui célébré civilement ou religieusement d’après les termes exprimés précédemment. Le mariage rom ne correspond pas, dans l’actuelle configuration de notre droit, à la nature des mariages précités. L’article 174 de la LGSS exige la qualité de conjoint du défunt pour avoir le bénéfice de la pension de réversion, et la notion de conjoint est interprétée strictement selon une jurisprudence constitutionnelle et ordinaire constante (malgré des voix dissidentes), conformément à laquelle sont exclus de cette prestation les concubins de fait ainsi que beaucoup d’autres qui, en définitive, ne sont pas mariés en conformité avec la loi applicable. »

16.  La requérante saisit alors le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo en invoquant le principe de non-discrimination fondée sur la race et la condition sociale. Par un arrêt du 16 avril 2007, le Tribunal constitutionnel rejeta le recours, en s’exprimant dans les termes suivants :

(…) Le Tribunal, siégeant en formation plénière, a réitéré (…) les raisons permettant de conclure que limiter la pension de réversion aux cas de cohabitation institutionnalisée en tant que mari et femme, en excluant d’autres formes d’unions ou cohabitations, ne constitue pas une discrimination pour des raisons sociales. A cet égard, il a été soutenu que le législateur dispose d’une importante marge de manœuvre pour déterminer la configuration du système de sécurité sociale ainsi que pour apprécier les circonstances socioéconomiques s’agissant d’administrer des ressources limitées pour répondre à un grand nombre de besoins sociaux, compte tenu du fait que le droit à la pension de réversion n’est pas strictement conditionné, dans un régime contributif, à une situation réelle de nécessité ou de dépendance économique, ou encore d’une incapacité de travail pour le conjoint survivant. En tout état de cause, la Chambre plénière du Tribunal s’est aussi exprimée sur le fait que l’extension, par le législateur, de la pension de réversion à d’autres unions différentes, n’est pas non plus prohibée par l’article 14 de la Constitution espagnole.

(…)

Une discrimination supposée pour des considérations sociales est à écarter pour les raisons précitées. (…) Aucune violation de l’article 14 ne peut découler du fait de limiter concrètement la pension de réversion au lien matrimonial.

De la même manière, il n’y a pas de traitement discriminatoire direct ou indirect, pour des raisons raciales ou ethniques, découlant du fait que l’union de la requérante, conforme aux rites et coutumes roms, n’ait pas été assimilée au lien matrimonial à l’égard des effets de ladite pension, et que le même régime juridique que celui des unions « more uxorio » lui ait été appliqué.

D’une part, (…) le Tribunal a réitéré que « la discrimination par indifférenciation » ne ressort pas de l’article 14 de la Constitution espagnole, car le principe d’égalité ne consacre pas un droit à un traitement [différencié], ni ne vient protéger le manque de distinction entre des cas différents. Il n’existe donc pas un droit subjectif à un traitement normatif différencié. (…)

D’autre part, l’exigence légale d’un lien matrimonial comme condition de jouissance de la pension de réversion et l’interprétation ressortant de la décision attaquée, qui tient compte du lien matrimonial issu des formes légalement reconnues d’accès au mariage et non d’autres formes de cohabitation, notamment les unions selon les usages et coutumes roms – cette exigence n’étant en aucun cas liée à des considérations raciales ou ethniques, mais au fait [pour les intéressés] d’avoir pris librement la décision de ne pas formaliser le mariage par les voies légales, civiles ou confessionnelles reconnues – ne prend jamais en considération l’appartenance à une race ni les coutumes d’une ethnie déterminée au détriment des autres. En conséquence, il n’y a là aucune forme de discrimination dissimulée à l’égard de l’ethnie rom. (…)

Il faut enfin rejeter l’idée que la reconnaissance d’effets civils au lien matrimonial émanant de certains rites religieux déterminés, mais non à ceux célébrés en vertu des rites et coutumes roms, et le refus de l’organe juridictionnel de procéder à une application par analogie […], entraînent, directement ou indirectement, la discrimination ethnique alléguée. (…)

Pour résumer, compte tenu du fait que la loi établit une possibilité générale, neutre d’un point de vue racial et ethnique, d’accéder à une forme civile du mariage, et que le législateur, lorsqu’il a décidé d’attacher des effets légaux à d’autres formes d’accession au lien matrimonial, l’a fait sur la base exclusive de considérations religieuses et par conséquent sans invoquer aucune raison ethnique, aucun traitement discriminatoire à connotation ethnique tel qu’allégué ne peut être constaté. »

17.  Une opinion dissidente était jointe à l’arrêt. Elle se référait à l’arrêt 199/2004, dans lequel le Tribunal constitutionnel avait conclu à la violation du droit à l’égalité s’agissant du veuf d’une fonctionnaire, après avoir constaté l’existence d’une relation conjugale mais non d’un mariage, dans la mesure où il n’y avait pas d’inscription au registre civil, les contractants ayant en effet refusé expressément l’inscription audit registre de leur relation conjugale qui avait été célébrée sous une forme religieuse.

18.  Pour le magistrat dissident, ce cas du conjoint survivant d’un mariage religieux non inscrit était comparable à celui de la requérante, en ce que les deux demandeurs revendiquaient une pension de réversion sur le fondement de ce qu’ils estimaient être un lien matrimonial, malgré l’absence d’inscription de ce lien au registre civil.

19.  D’autre part, le magistrat dissident rappela que, bien que l’Espagne fût partie à la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, signée à Strasbourg le 1er février 1995, la jurisprudence du Tribunal constitutionnel ne prenait pas en compte les rites, pratiques et coutumes d’une ethnie ou groupe concrets, ou encore ne considérait pas comme valables ou susceptibles de protection constitutionnelle les actes de personnes appartenant à des minorités qui réclamaient le respect de leurs traditions culturelles.

20.  Selon le magistrat dissident, la situation exposée par ce recours d’amparo démontrait, pour la première fois, que la protection des minorités avait une portée constitutionnelle beaucoup plus étendue que la simple réponse reçue par la requérante. La requérante n’aurait pas dû être contrainte de saisir les instances supranationales afin d’obtenir la protection réclamée. Dans les cas de protection des minorités ethniques, la garantie de l’égalité exigeait des mesures de discrimination positive en faveur de la minorité défavorisée et que soit respectée, avec la sensibilité adéquate, la valeur subjective qu’une personne appartenant à ladite minorité attache et exige quant au respect de ses traditions et à l’héritage de son identité culturelle. Le magistrat dissident conclut ainsi :

« Il est disproportionné que l’État espagnol, qui a pris en considération la requérante et sa famille rom en leur attribuant un livret de famille, en leur reconnaissant la qualité de famille nombreuse, en leur accordant à elle et ses six enfants une assistance en matière de santé et qui a perçu les cotisations correspondantes de son mari rom pendant dix-neuf ans, trois mois et huit jours, ne veuille pas aujourd’hui reconnaître le mariage rom en matière de pension de réversion. »

21.  Le 3 décembre 2008, en application de la troisième disposition additionnelle de la loi 40/2007 du 4 décembre 2007 relative à certaines mesures de sécurité sociale, la requérante se vit octroyer une pension de réversion à compter du 1er janvier 2007, en tant que compagne de M.D.

II.  LE DROIT INTERNE ET EUROPÉEN PERTINENT

22.  Les dispositions constitutionnelles applicables sont les suivantes.

Article 14.

« Les Espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination fondée sur la naissance, la race, le sexe, la religion, les opinions ou sur n’importe quelle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ».

Article 16

« 1. La liberté idéologique, religieuse et de culte des individus et des communautés est garantie sans autres restrictions, quant à ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi.

2. Nul ne pourra être obligé de déclarer son idéologie, sa religion ou ses croyances.

(…) »

Article 32 § 2

« 1. L’homme et la femme ont le droit de contracter mariage en pleine égalité juridique.

2. La loi déterminera les formes du mariage, l’âge et la capacité requis pour le contracter, les droits et les devoirs des conjoints, les causes de séparation et de dissolution et leurs effets.

23.  Les dispositions pertinentes du code civil, dans sa version en vigueur en 1971, se lisent ainsi.

Article 42

« La loi reconnait deux types de mariage : le mariage canonique et le mariage civil.

Le mariage doit être contracté canoniquement lorsqu’au moins un des contractants se réclame de la religion catholique.

Le mariage civil est autorisé lorsqu’il est prouvé qu’aucun des contractants ne se réclame de la religion catholique ».

24.  Les dispositions applicables en l’espèce du règlement du Registre civil tel qu’en vigueur au moment des faits (décret 1138/1969, du 22 mai 1969), sont ainsi libellées.

Article 245

« Les personnes ayant renoncé à la religion catholique doivent, dans les plus brefs délais, présenter la preuve que ladite renonciation a été communiquée par l’intéressé au curé de son domicile (…) ».

Article 246

« (…)

2. Dans les cas non prévus par la disposition précédente, la preuve de non- appartenance à la religion catholique peut être apportée soit par une attestation certifiant l’appartenance à une autre confession religieuse, délivrée par le ministre compétent ou le représentant autorisé de l’association confessionnelle en cause, soit par une déclaration expresse de l’intéressé devant le fonctionnaire du Registre ».

25.  Les dispositions pertinentes du code civil, dans sa version actuellement en vigueur, sont les suivantes.

Article 44

« L’homme et la femme ont le droit de se marier conformément aux dispositions du présent code ».

Article 49

« Tout ressortissant espagnol peut se marier en Espagne ou à l’étranger :

1. Devant un juge, un maire ou un fonctionnaire visé par le présent code.

2. Dans la forme religieuse légalement prévue.

[Tout ressortissant espagnol] peut aussi se marier à l’étranger conformément aux formes requises par la loi du lieu de la célébration ».

26.  Les dispositions pertinentes de la loi no 30/1981, du 7 juillet 1981, portant modification des dispositions du code civil réglementant le mariage et la procédure à suivre pour les cas de nullité, séparation de corps et divorce.

Dixième disposition additionnelle

« (…)

2. [S’agissant des personnes] qui n’ont pas pu se marier en raison de la législation en vigueur à ce jour mais qui ont vécu comme [un couple marié], lorsque le décès de l’un des partenaires survient avant l’entrée en vigueur de la présente loi, le survivant aura droit aux prestations visées à l’alinéa premier de la présente disposition et à la pension correspondante conformément à l’alinéa suivant ».

27.  L’article 2 de la loi 25/1971 du 19 juin 1971 relative à la protection des familles nombreuses est ainsi libellé.

Article 2

« 1. Est considérée comme une famille nombreuse celle qui, réunissant les autres conditions fixées par la présente loi, est constituée par :

a)      le chef de famille, son conjoint et quatre enfants ou plus (…) ».

28.  L’article 174 de la loi générale relative à la sécurité sociale (telle qu’en vigueur au moment des faits) se lit ainsi.

Article 174

« 1. Le conjoint survivant (…) a droit à la pension de réversion.

2. (…) En cas de nullité du mariage, le droit à la pension de réversion est reconnu au conjoint survivant, proportionnellement à la période de cohabitation avec l’ayant droit, sous réserve qu’il n’ait pas fait preuve de mauvaise foi et qu’il ne se soit pas remarié (…) »

29.  L’article 174 de la loi générale sur la sécurité sociale, approuvée par le décret royal législatif 1/1994 du 20 juin 1994, est ainsi libellé.

Article 174

« 1. A droit à une pension de réversion à vie (…) le conjoint survivant lorsque, au décès de son conjoint, ce dernier travaillait (…) et avait cotisé pendant la période fixée par la loi (…)

2. Dans les cas de séparation de corps ou de divorce, le droit à la pension de réversion est reconnu à celui qui est ou a été le conjoint légitime, sous réserve, dans ce dernier cas, qu’il ne soit pas remarié, proportionnellement à la période de cohabitation avec le conjoint décédé et indépendamment des causes à l’origine de la séparation des corps ou du divorce.

En cas de nullité du mariage, le droit à la pension de réversion est reconnu au conjoint survivant sous réserve qu’il n’ait pas fait preuve de mauvaise foi et qu’il ne se soit pas remarié, proportionnellement à la période de cohabitation avec l’ayant cause. (…) »

30.  La loi 40/2007 du 4 décembre 2007 sur des mesures relatives à la sécurité sociale, portant modification de la loi générale sur la sécurité sociale.

Troisième disposition additionnelle

« Exceptionnellement, le droit à la pension de réversion sera reconnu lorsque le décès de l’ayant-droit a eu lieu avant l’entrée en vigueur de la présente loi, sous réserve que les conditions suivantes soient réunies :

a. au moment du décès de l’ayant-droit, actif et cotisant à la sécurité sociale tel que visé par l’article 174 du texte simplifié de la loi générale sur la sécurité sociale, [le survivant] n’a pas pu faire valoir le droit à la pension de réversion

b. le bénéficiaire et l’ayant droit ont cohabité de façon ininterrompue en tant que concubins […] pendant au moins les six années précédant le décès de ce dernier ;

c. l’ayant droit et le bénéficiaire ont eu des enfants en commun ;

d. le bénéficiaire n’a pas un droit reconnu à percevoir une pension contributive de la sécurité sociale.

e. pour avoir accès à la [présente] pension, la demande doit être présentée dans un délai non prorogeable de douze mois suivant l’entrée en vigueur de cette loi. La reconnaissance du droit à pension produira ses effets à partir du 1er janvier 2007, sous réserve que toutes les conditions prévues par cette disposition soient réunies».

31.  Divers accords de coopération ont été conclus entre le Gouvernement et des confessions religieuses : accord avec le Saint-Siège (Concordat de 1979), accord avec la Fédération évangélique par la loi no 24/1992 du 10 novembre 1992, accord avec la Commission islamique par la loi no 26/1992 du 10 novembre 1992 et accord avec la Fédération israélite par la loi no 25/1992 du 10 novembre 1992. Les mariages conclus selon les rites de ces confessions sont par conséquent reconnus par l’État espagnol comme constituant une forme de manifestation du consentement pour se marier. Ils produisent donc des effets civils en vertu des accords passés avec l’État.

32.  La jurisprudence pertinente du Tribunal constitutionnel

Les arrêts du Tribunal constitutionnel no 260/1988 du 22 décembre 1988 et 155/1998 du 13 juin 1998, parmi d’autres, concernent des droits à pension de réversion dans des cas où le mariage canonique n’était pas possible en raison de l’impossibilité de divorcer.

L’arrêt du Tribunal constitutionnel no 180/2001 du 17 septembre 2001 reconnaît le droit à indemnisation pour décès du compagnon si le mariage canonique n’était pas possible en raison d’une contradiction avec la liberté de conscience et de religion (avant la modification législative opérée en 1981)

L’arrêt du Tribunal constitutionnel no 199/2004, du 15 novembre 2004 porte sur un droit à pension de réversion dérivé d’un mariage canonique ne remplissant pas les conditions formelles posées par la loi puisqu’il était volontairement non inscrit au Registre civil. Le Tribunal constitutionnel a reconnu dans ce cas le droit du veuf à percevoir une pension de réversion.

33.  La Convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales, ouverte à la signature le 1er février 1995, contient notamment les dispositions suivantes :

Article 1

La protection des minorités nationales et des droits et libertés des personnes appartenant à ces minorités fait partie intégrante de la protection internationale des droits de l’homme et, comme telle, constitue un domaine de la coopération internationale.

(…)

Article 4

1.  Les Parties s’engagent à garantir à toute personne appartenant à une minorité nationale le droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi. A cet égard, toute discrimination fondée sur l’appartenance à une minorité nationale est interdite.

2.  Les Parties s’engagent à adopter, s’il y a lieu, des mesures adéquates en vue de promouvoir, dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique et culturelle, une égalité pleine et effective entre les personnes appartenant à une minorité nationale et celles appartenant à la majorité. Elles tiennent dûment compte, à cet égard, des conditions spécifiques des personnes appartenant à des minorités nationales.

3.  Les mesures adoptées conformément au paragraphe 2 ne sont pas considérées comme un acte de discrimination.

Article 5

1.  Les Parties s’engagent à promouvoir les conditions propres à permettre aux personnes appartenant à des minorités nationales de conserver et développer leur culture, ainsi que de préserver les éléments essentiels de leur identité que sont leur religion, leur langue, leurs traditions et leur patrimoine culturel.

2.  Sans préjudice des mesures prises dans le cadre de leur politique générale d’intégration, les Parties s’abstiennent de toute politique ou pratique tendant à une assimilation contre leur volonté des personnes appartenant à des minorités nationales et protègent ces personnes contre toute action destinée à une telle assimilation. »

34.  L’Espagne a signé la Convention le jour où elle a été ouverte à la signature et l’a ratifiée le 1er septembre 1995. Elle est entrée en vigueur à son égard le 1er février 1998.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

35.  La requérante se plaint que le refus de lui accorder une pension de réversion au motif que son mariage célébré selon les rites de la minorité rom à laquelle elle appartient est dépourvu d’effets civils porte atteinte au principe de non-discrimination reconnu par l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Les dispositions citées sont ainsi libellées :

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. (…) »

A.      Sur la recevabilité

36.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

a)  La requérante

37.  La requérante observe que le Gouvernement n’explique pas pourquoi sa situation est considérée comme une relation more uxorio et non comme un mariage nul de bonne foi qui serait susceptible de lui donner droit, en tant que conjoint survivant, à une pension de réversion. Elle souligne qu’elle n’avait aucune raison de penser que les droits sociaux dont elle bénéficiait pendant la vie de son mari lui seraient retirés lors du décès de ce dernier.

38.  La requérante souligne que, dans d’autres cas, l’inexistence de tout mariage « légal » n’a pas empêché l’octroi d’une telle pension : ainsi, dans la loi générale portant sur la sécurité sociale, le droit à une pension est reconnu au conjoint de bonne foi en cas de nullité du mariage. En outre, la jurisprudence a reconnu le droit à pension dans le cas d’unions non inscrites au Registre civil lorsque les parties croyaient à l’existence du mariage, ou lorsque la loi empêchait le mariage en raison de l’impossibilité de divorcer, ou lorsque le mariage était en contradiction avec les croyances des intéressés.

b)  Le Gouvernement

39.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il estime que, la loi appliquée à la requérante étant la même pour tous les Espagnols, aucune discrimination fondée sur l’ethnie ou une autre raison n’est à relever, la différence de traitement alléguée étant due au fait que la requérante n’était pas mariée mais avait une relation more uxorio avec M.D.

40.  Le Gouvernement souligne que rien n’oblige à traiter de la même façon ceux qui respectent les formalités prévues par la loi et ceux qui, sans en être empêchés, ne les respectent pas. L’exigence posée par la loi de l’existence d’un lien matrimonial légal pour percevoir une pension de réversion ne constitue pas une différence fondée sur des raisons raciales ou ethniques. Le refus d’accorder ladite pension à la requérante a pour cause sa décision libre et volontaire de ne pas se conformer aux formalités légales du mariage, qui ne sont pas basées sur l’appartenance à une race déterminée, ni sur les traditions, usages ou coutumes d’une ethnie faisant tort à autrui. Ces formalités ne constituent donc pas une discrimination directe ou indirecte des Roms.

c)  La tierce partie

41.  L’Unión Romaní souligne que le mariage rom n’est pas différent des autres types de mariage. Elle explique que le mariage rom existe dès qu’une femme et un homme expriment leur volonté de vivre ensemble avec le souhait de fonder une famille, qui est le fondement de la communauté rom. Elle estime disproportionné le fait que 1’État espagnol, après avoir fourni à la requérante et à sa famille un livret de famille, leur avoir reconnu la situation de famille nombreuse, accordé une assistance en matière de santé à l’intéressée et ses six enfants et encaissé les cotisations de son mari pendant plus de dix-neuf ans, méconnaisse aujourd’hui la validité de son mariage rom en matière de pension de réversion.

2.  Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

42.  La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles (voir, parmi beaucoup d’autres, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 58, 29 avril 2008). L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000-IV, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 36, CEDH 2003-X et Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 74, 18 février 2009). L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40 CEDH 2005-X).

43.  Il convient dès lors de déterminer si l’intérêt de la requérante à percevoir de l’État une pension de réversion tombe « sous l’empire » ou « dans le champ d’application » de l’article 1 du Protocole no 1.

44.  La Cour a affirmé que tous les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence dans le domaine des prestations sociales (Andrejeva c. Lettonie, précité, § 77). Ainsi, cette disposition ne garantit, en tant que tel, aucun droit de devenir propriétaire d’un bien (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 b), CEDH 2004-IX) ni, en tant que tel, aucun droit à une pension d’un montant donné (voir, par exemple, Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V, et Janković c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000-X). En outre, l’article 1 n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime. En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (Stec et autres, décision précitée, § 54).

45.  Comme la Cour l’a dit dans la décision Stec et autres (précitée), « [d]ans des cas tels celui de l’espèce, où des requérants formulent sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils ont été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause (…). Si [l’article 1 du] Protocole no 1 ne comporte pas un droit de percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 » (ibidem, § 55).

46.  Compte tenu de ce qui précède, du fait de l’appartenance de la requérante à la communauté rom et de sa qualité de conjointe de M.D., reconnue dans certains cas par les autorités espagnoles mais pas en ce qui concerne la pension de réversion, la Cour estime que les intérêts patrimoniaux de la requérante entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable.

3.  Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

a) La jurisprudence de la Cour

47.  Selon la jurisprudence établie de la Cour, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Le « manque de justification objective et raisonnable » signifie que la distinction litigieuse ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 et 196, CEDH 2007-…, et la jurisprudence y citée).

48.  Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir, notamment, les arrêts précités Gaygusuz, § 42, et Thlimmenos, § 40). L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte. Ainsi, par exemple, l’article 14 n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (Thlimmenos, § 44, et Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, § 51, CEDH 2006-…, D.H. et autres, précité, § 175).

49.  De même, une ample marge d’appréciation est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale. La Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir, par exemple, National and Provincial Building Society et autres c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, Recueil 1997-VII, § 80, et Stec et autres, précité, § 52).

50.  Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, § 177).

b) Application de la jurisprudence à la présente affaire

51.  Quant aux circonstances de la présente affaire, la requérante se plaint du refus de lui accorder une pension de réversion en raison du fait qu’elle n’était pas mariée avec M.D, son union selon les rites et traditions roms ayant été considérée comme une relation more uxorio, une simple union de fait. Pour la requérante, assimiler sa relation avec M.D. à une simple union de fait quant à l’octroi de la pension de réversion, constitue une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Cette discrimination repose sur le fait que sa demande de pension de réversion a reçu un traitement différent par rapport à d’autres cas équivalents dans lesquels le droit à l’octroi de la pension de réversion a été reconnu, en l’absence même de mariage selon les formalités légalement établies, alors que, dans son cas, ni sa bonne foi ni les conséquences de son appartenance à la minorité rom n’ont été prises en compte.

52.  La Cour constate que la requérante s’est mariée avec M. D. en novembre 1971 selon les rites et traditions propres à la communauté rom. De cette union sont nés six enfants. L’intéressée a vécu avec M.D. jusqu’au décès de ce dernier, le 24 décembre 2000. Le Registre civil leur a délivré un livret de famille le 11 août 1983, où sont inscrits le couple et ses enfants. Le 14 octobre 1986, ils ont obtenu le titre administratif de famille nombreuse, pour lequel la condition de « conjoint » était requise (paragraphe 27 ci-dessus) et ont bénéficié de tous les droits y afférents. Par ailleurs, M.D. était affilié à la Sécurité Sociale et y a cotisé pendant dix-neuf ans, trois mois et huit jours, et il était en possession d’une carte de bénéficiaire où figuraient à sa charge la requérante, en tant qu’épouse, et ses six enfants. Pour la Cour il s’agit-là d’un document officiel dans la mesure où il est tamponné par l’agence no 7 de Madrid de l’INSS.

53.  Concernant le régime relatif aux pensions de réversion applicable au moment des faits, la Cour observe que la loi générale sur la sécurité sociale, dans sa version en vigueur à l’époque, reconnaissait le droit à une pension de réversion au conjoint survivant. Cette disposition légale était toutefois complétée et nuancée tant dans la loi elle-même que dans la jurisprudence des tribunaux internes, y compris celle du Tribunal constitutionnel (paragraphe 32 ci-dessus).

La jurisprudence constitutionnelle prend en effet en compte, pour la reconnaissance de pensions de réversion, tant l’existence de la bonne foi que la présence de circonstances exceptionnelles rendant impossible la célébration du mariage, même lorsque le mariage légalement valable n’avait pas eu lieu. La Cour relève que la dixième disposition additionnelle de la loi 30/1981 du 7 juillet 1981, qui modifie le régime matrimonial (paragraphe 26 ci-dessus) reconnaît le droit à percevoir une pension de réversion même en l’absence de mariage, en cas d’impossibilité de prestation du consentement par le rite canonique. Elle observe que, selon l’interprétation de cette disposition par la jurisprudence constitutionnelle, il est possible d’octroyer des pensions de réversion en cas d’impossibilité de se marier (canoniquement) en raison de l’inexistence de divorce, ou encore lorsque le mariage est en contradiction avec les croyances des conjoints (paragraphe 32 ci-dessus). Quant à la loi générale portant sur la sécurité sociale telle qu’en vigueur au moment des faits, elle reconnaît, dans son article 174, le droit du conjoint de bonne foi à une pension de réversion en cas de mariage nul. Le Tribunal constitutionnel a par ailleurs reconnu, notamment dans son arrêt 99/04 (paragraphe 32 ci dessus), un droit à une pension de réversion dans le cas d’un mariage canonique alors que les conditions légalement requises n’étaient pas remplies, l’union n’ayant pas été inscrite au Registre civil pour des motifs de conscience.

54.  Au vu de ce qui précède, la question qui se pose dans la présente affaire est celle de savoir si le fait pour la requérante de s’être vu dénier le droit de percevoir une pension de réversion révèle un traitement discriminatoire fondé sur l’appartenance de l’intéressée à la minorité rom, par rapport à la façon dont la législation et la jurisprudence traitent de situations analogues, lorsque les intéressés croient de bonne foi à l’existence du mariage même si celui-ci n’était pas légalement valable.

55.  La requérante base sa prétention, d’une part, sur sa conviction que son union, célébrée conformément aux rites et traditions roms était valable et, d’autre part, sur la conduite des autorités, qui lui ont reconnu officiellement la qualité d’épouse de M.D. et, par conséquent, ont admis selon elle la validité de son mariage.

56.  La Cour estime que les deux questions sont intimement liées. Elle observe que les autorités nationales n’ont pas nié que la requérante croyait de bonne foi à la réalité de son mariage. La conviction de l’intéressée est d’autant plus crédible que les autorités espagnoles lui ont délivré plusieurs documents officiels attestant de sa qualité d’épouse de M.D.

Pour la Cour, il convient de souligner l’importance des croyances que la requérante tire de son appartenance à la communauté rom, communauté qui a ses propres valeurs établies et enracinées dans la société espagnole.

57.  La Cour observe, en l’espèce que, lorsque la requérante se maria en 1971 conformément aux rites et traditions roms, il n’était pas possible en Espagne, sauf déclaration préalable d’apostasie, de se marier autrement que conformément aux rites du droit canonique de l’Église catholique. La Cour estime qu’on ne pouvait exiger de la requérante, sans porter atteinte à son droit à la liberté religieuse, qu’elle se mariât légalement, à savoir selon le droit canonique en 1971, lorsqu’elle manifesta son consentement pour se marier selon les rites roms.

58.  Certes, à la suite de l’entrée en vigueur de la Constitution espagnole de 1978 et en vertu de la loi 30/1981 du 7 juillet 1981 (paragraphe 26 ci-dessus), la requérante aurait pu se marier civilement. La requérante soutient qu’en toute bonne foi, elle croyait que le mariage célébré conformément aux rites et traditions roms entraînait tous les effets propres à cette institution.

59.  Pour apprécier la bonne foi de la requérante, la Cour doit prendre en considération l’appartenance de celle-ci à une communauté au sein de laquelle la validité du mariage selon ses propres rites et traditions n’a jamais été contestée ni considérée comme contraire à l’ordre public par le Gouvernement ou par les autorités nationales, qui ont même reconnu à certains égards la qualité d’épouse de la requérante. Elle estime que la force des croyances collectives d’une communauté culturellement bien définie ne peut pas être ignorée.

60.  La Cour observe à cet égard qu’un consensus international se fait jour au sein des États contractants du Conseil de l’Europe pour reconnaître les besoins particuliers des minorités et l’obligation de protéger leur sécurité, leur identité et leur mode de vie (voir le paragraphe 33 ci-dessus, notamment la Convention-cadre pour la protection des minorités), non seulement dans le but de protéger les intérêts des minorités elles-mêmes mais aussi pour préserver la diversité culturelle qui est bénéfique à la société dans son ensemble (Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 93, CEDH 2001-I).

61.  La Cour estime que, si l’appartenance à une minorité ne dispense pas de respecter les lois régissant le mariage, cela peut influer sur la manière d’appliquer ces lois. La Cour a déjà eu l’occasion de souligner dans l’arrêt Buckley (certes dans un contexte différent), que la vulnérabilité des roms, du fait qu’ils constituent une minorité, implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre, tant dans le cadre réglementaire valable en matière d’aménagement que lors de la prise de décision dans des cas particuliers (arrêt Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, §§ 76, 80, 84, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Chapman c. Royaume-Uni [GC], précité, § 96, et Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 84, 27 mai 2004).

62.  En l’espèce, la conviction de la requérante quant à sa condition de femme mariée avec tous les effets inhérents à cet état, a indéniablement été renforcée par l’attitude des autorités, qui lui ont reconnu la qualité d’épouse de M.D. et, très concrètement, par la délivrance de certains documents de la sécurité sociale, notamment le document d’inscription au système, qui établissaient sa condition d’épouse et mère d’une famille nombreuse, situation considérée comme spécialement digne d’aide et qui exigeait, par application de la loi no 25/1971 du 19 juin 1971, la reconnaissance de la qualité de conjoint.

63.  Pour la Cour, la bonne foi de la requérante quant à la validité de son mariage, confirmée par la reconnaissance officielle de sa situation par les autorités, a engendré chez l’intéressée l’attente légitime d’être considérée comme l’épouse de M.D. et de former un couple marié reconnu avec celui-ci. Après le décès de M.D. il est naturel que la requérante ait nourri l’espoir de se voir reconnaître une pension de réversion.

64.  Par conséquent, le refus de reconnaître la qualité de conjointe à la requérante aux fins de l’obtention d’une pension de réversion contredit la reconnaissance préalable de cette qualité par les autorités. Ce refus a par ailleurs omis de tenir compte des spécificités sociales et culturelles de la requérante pour apprécier la bonne foi de celle-ci. A cet égard, la Cour rappelle que, conformément à la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (paragraphes 33 et 34 ci-dessus), les États parties à ladite Convention s’obligent à tenir dûment compte des conditions spécifiques des personnes appartenant à des minorités nationales.

65.  La Cour estime que le refus de reconnaitre le droit pour la requérante de percevoir une pension de réversion constitue une différence de traitement par rapport au traitement donné, par la loi ou par la jurisprudence, à d’autres situations qui doivent être tenues pour équivalentes en ce qui concerne les effets de la bonne foi, tels que la croyance de bonne foi en l’existence d’un mariage nul (article 174 de la LGSS, ou la situation examinée dans l’arrêt du Tribunal constitutionnel no 199/2004, du 15 novembre 2004 – paragraphe 32 ci-dessus –, qui concernait la non-formalisation, pour des raisons de conscience, d’un mariage canonique). La Cour estime avéré que, compte tenu des circonstances de l’espèce, cette situation constitue une différence de traitement disproportionnée vis-à-vis de la requérante par rapport au traitement réservé au mariage de bonne foi.

66.  Certes, l’article 174 de la LGSS, tel qu’en vigueur au moment des faits, ne reconnaissait la pension de réversion en cas d’absence de mariage légal que lorsque le mariage était nul de bonne foi. Cependant, cette disposition ne permet pas à l’État défendeur de s’exonérer de toute responsabilité au regard de la Convention. La Cour observe à cet égard que la loi 40/2007 a introduit dans la LGSS la possibilité de se voir octroyer une pension de réversion pour les cas d’unions de fait (paragraphe 30 ci-dessus).

67.  La Cour constate que, dans son jugement rendu le 30 mai 2002, le juge du travail no 12 de Madrid a interprété la législation applicable en faveur de la requérante. Il a fait référence à l’article 4 § 1 du code civil, selon lequel les normes peuvent être appliquées par analogie lorsqu’elles ne visent pas le cas d’espèce mais un autre, analogue, avec lequel une similitude d’objet peut être perçue. Il a dès lors interprété la législation applicable conformément aux critères exposés par la Cour dans l’arrêt précité Buckley c. Royaume-Uni.

68.  Ce jugement a toutefois, été infirmé par l’arrêt d’appel du 7 novembre 2002. Le Tribunal supérieur de justice de Madrid a en effet considéré (paragraphe 15 ci-dessus) que « le principe d’égalité et de non-discrimination repose sur l’idée que des situations égales doivent faire l’objet d’un traitement égal » et « qu’un traitement égal appliqué à des situations qui ne sont pas égales constitue une injustice ». La Cour relève qu’aucune conclusion n’a été tirée par la juridiction d’appel des spécificités de la minorité rom, bien que le Tribunal ait reconnu que le mariage rom a « certes un sens et bénéficie d’une reconnaissance sociale dans le milieu concerné » et que la moralité ou la conformité de ce rite à l’ordre public n’étaient pas mises en cause. Pour le Tribunal supérieur de justice il est clair que cette situation « n’exclut pas et ne remplace pas actuellement la loi en vigueur et applicable à l’espèce ».

69.  A la lumière de ce qui précède et compte tenu des circonstances spécifiques de la présente affaire, la Cour estime qu’il est disproportionné que l’État espagnol, qui a attribué à la requérante et sa famille rom un livret de famille, leur a reconnu le statut de famille nombreuse, leur a octroyé, à l’intéressée et à ses six enfants, une assistance en matière de santé, et qui a perçu les cotisations de son mari rom à la sécurité sociale pendant plus de dix-neuf ans, ne veuille pas aujourd’hui reconnaître les effets du mariage rom en matière de pension de réversion.

70.  Enfin, la Cour ne saurait accepter la thèse du Gouvernement selon laquelle il aurait suffit à la requérante de se marier civilement pour obtenir la pension réclamée. En effet, l’interdiction de discrimination consacrée par l’article 14 de la Convention n’a de sens que si, dans chaque cas particulier, la situation personnelle du requérant par rapport aux critères énumérés dans cette disposition est prise en compte telle quelle. Une approche contraire, consistant à débouter la victime au motif qu’elle aurait pu échapper à la discrimination en modifiant l’un des éléments litigieux – par exemple, en se mariant civilement – viderait l’article 14 de sa substance.

71.  En conséquence, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 EN LIAISON AVEC L’ARTICLE 12 DE LA CONVENTION

72.  La requérante se plaint que l’absence en Espagne de reconnaissance d’effets civils au mariage rom – le seul à avoir des effets erga omnes au sein de sa propre communauté – alors que cette minorité est implantée en Espagne depuis au moins cinq cents ans, porte atteinte à son droit au mariage. Elle invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 12, qui sont ainsi libellés :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 12

« A partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit. »

73.  Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient que rien n’empêchait la requérante de se marier civilement et estime que les articles 12 et 14 de la Convention ne peuvent pas être interprétés comme obligeant à traiter sur un pied d’égalité d’une part les mariages respectant les formalités légalement prévues et d’autre part toute autre union dans laquelle lesdites formalités n’ont pas été respectées. Il se réfère à la marge d’appréciation dont disposent les États pour déterminer l’exercice des droits prévus par l’article 12 de la Convention.

74.  Pour le Gouvernement, le droit de se marier a été pleinement respecté en l’espèce, dans les mêmes conditions que pour tout autre citoyen. Aucune discrimination n’est à relever. La requérante a volontairement décidé de ne pas se marier selon les formes légalement établies. On ne saurait donc reprocher à l’État espagnol de ne pas attribuer les mêmes effets à cette union qu’aux mariages ayant respecté les prévisions légales. Les articles 12 et 14 de la Convention ne peuvent pas être interprétés comme contraignant l’État à accepter une forme concrète de prestation du consentement pour se marier du seul fait de l’ancrage social ou des traditions d’une communauté. Il n’est par conséquent pas contraire à l’article 12 de la Convention que l’État impose des formalités déterminées pour la prestation d’un tel consentement.

75.  La requérante fait valoir qu’en 1971, lorsqu’elle a épousé M.D. selon les rites roms, seul le mariage religieux existait en Espagne, le mariage civil n’intervenant que dans les cas d’apostasie. Elle s’est marié selon les rites roms parce que c’étaient les seuls rites reconnus par sa communauté et qu’en toute bonne foi, elle n’était pas libre de donner son consentement autrement. En conséquence, la requérante s’insurge contre le fait d’avoir été privée de droits sociaux sous prétexte qu’elle n’était pas mariée avec M.D., dont elle refuse d’être considérée comme la compagne.

76.  Pour la requérante, la non-reconnaissance en droit espagnol des rites roms en tant que forme d’expression du consentement pour se marier, alors que certains rites religieux constituent des formes valables d’expression du consentement s’analyse, per se, en une violation des droits invoqués. La requérante note que le mariage rom existe depuis plus de 500 ans dans l’histoire espagnole ; il s’agit d’une forme de prestation du consentement qui n’est ni civile ni religieuse, mais intimement ancrée dans la culture de sa communauté, reconnue et bénéficiant d’effets erga omnes au sein de cette dernière, par l’effet validant de la coutume. La loi espagnole ne tient pas compte des spécificités de la minorité rom, puisqu’elle l’oblige à se soumettre à une forme d’expression du consentement que les membres de cette communauté ne reconnaissent pas.

77.  L’Union Romani se réfère au caractère définitif du consentement donné lors du mariage rom et demande la reconnaissance par l’Etat de la validité de leurs rites. Elle fait valoir que la communauté rom en Espagne maintient ses traditions depuis des siècles, et invite la Cour à dire que le respect des minorités ethniques, de leurs traditions et de leur héritage et identité culturels fait partie inhérente de la Convention.

78.  La Cour rappelle que l’article 12 garantit le droit fondamental, pour un homme et une femme, de se marier et de fonder une famille (F. c. Suisse, arrêt du 18 décembre 1987, série A no 128, § 32, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 98, CEDH 2002-VI). L’exercice du droit de se marier emporte des conséquences sociales, personnelles et juridiques. Il obéit aux lois nationales des États contractants, mais les limitations en résultant ne doivent pas le restreindre ou réduire d’une manière ou à un degré qui l’atteindraient dans sa substance même (I. c. Royaume-Uni [GC], no 25680/94, § 79, 11 juillet 2002).

79.  La Cour observe que le mariage civil en Espagne tel qu’en vigueur depuis 1981 est ouvert à tous, et estime que sa réglementation n’implique pas de discrimination pour des raisons d’ordre religieux ou autre. La même formule devant un maire, un juge ou un autre fonctionnaire désigné s’applique à tous de la même façon. Aucune exigence de déclaration de religion ou croyances, ou d’appartenance à un groupe culturel, linguistique, ethnique ou autres n’est demandée.

80.  Il est vrai que certaines formes religieuses de prestation du consentement sont admises en droit espagnol, mais ces formes religieuses (catholique, protestante, musulmane et israélite) sont reconnues en vertu des accords passés avec l’État par ces confessions, et produisent donc les mêmes effets que le mariage civil, alors que d’autres formes (religieuses ou traditionnelles) ne sont pas reconnues. La Cour constate toutefois qu’il s’agit d’une différence dérivée de l’appartenance à une confession religieuse, non pertinente dans le cas de la communauté rom. Mais cette différence n’empêche pas ou n’interdit pas le mariage civil, ouvert aux Roms dans les mêmes conditions d’égalité qu’aux personnes n’appartenant pas à la communauté rom, et elle répond à des motifs que le législateur doit prendre en compte, et qui relèvent, comme le Gouvernement le souligne, de sa marge d’appréciation.

81.  Partant, la Cour estime que le fait que les unions roms n’ont pas d’effets civils dans le sens souhaité par la requérante ne constitue pas une discrimination prohibée par l’article 14. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

82.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

83.  La requérante réclamait au départ 60 959,09 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle aurait subi. Lors de l’audience du 26 mai 2009, elle a indiqué percevoir une pension de réversion depuis le 1er janvier 2007, par application de la troisième disposition additionnelle de la loi no 40/2007 du 4 décembre 2007, portant sur des mesures relatives à la Sécurité Sociale, en tant que compagne de fait de M.D. (paragraphe 21 ci-dessus). Elle a dès lors réduit ses prétentions pour dommage matériel à la somme de 53 319,88 EUR. Elle réclame également 30 479,54 EUR au titre du préjudice moral.

84.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

85.  La Cour rappelle ensuite que le principe sous-tendant l’octroi d’une satisfaction équitable est bien établi : il faut, autant que faire se peut, placer l’intéressé dans une situation équivalente à celle où il se trouverait si la violation de la Convention n’avait pas eu lieu (voir, mutatis mutandis, Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 40, CEDH 2002-IV). Par ailleurs, la condition sine qua non à l’octroi d’une réparation d’un dommage matériel est l’existence d’un lien de causalité entre le préjudice allégué et la violation constatée (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 73, CEDH 1999-II), et il en va de même du dommage moral (Kadiķis c. Lettonie (no 2), no 62393/00, § 67, 4 mai 2006).

86.  Sans vouloir spéculer sur le montant exact de la pension à laquelle la requérante aurait pu prétendre si la violation constatée de l’article 14 n’avait pas eu lieu, la Cour doit tenir compte du fait qu’elle a subi un tort moral et matériel certain. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, et eu égard à toutes les circonstances particulières de l’affaire, elle lui alloue 70 000 EUR, tous chefs de préjudice confondus (voir, mutatis mutandis, Koua Poirrez, précité, § 70).

B.  Frais et dépens

87.  La requérante demande 3 480 EUR pour les frais et dépens engagés devant le Tribunal constitutionnel et 3 382,56 EUR pour ceux afférents à la procédure devant la Cour. Elle apporte les justificatifs de ces montants.

88.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 6 862,56 EUR au titre des frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure nationale et devant la Cour, somme dont il faut déduire les 1 450 EUR déjà versés en l’espèce par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire. Elle accorde donc à la requérante 5 412,56 EUR.

C.  Intérêts moratoires

89.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Déclare, à l’unanimité, recevable le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;

2.  Déclare, à la majorité, irrecevable le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 12 ;

3.  Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention  combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;

4.  Dit, par six voix contre une,

a)  que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  70 000 EUR (soixante-dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour l’ensemble des préjudices subis ;

ii.  5 412,56 EUR (cinq mille quatre cent douze euros et cinquante-six centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette, à l’unanimité la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 décembre 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Myjer.

J.C.M.

S.Q.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE MYJER

(Traduction)

« María Luisa Muñoz pide en Estrasburgo una reparación histórica para los gitanos” (Historique : María Luisa Muñoz demande réparation pour la communauté rom à la Cour de Strasbourg), a titré le Nevipens Romani (exemplaire du 1-15 juin 2009). Le sous-titre se lit ainsi : “Catorce millones de gitanos podrían verse beneficiados de la decisión del Tribunal de Derechos Humanos. » (Quatorze millions de Roms pourraient bénéficier de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme).

Je suis très sincèrement en faveur de l’égalité des Roms, cause soutenue par le Conseil de l’Europe depuis de nombreuses années. Et je peux tout à fait comprendre que les Roms souhaitent qu’un mariage contracté entre deux personnes de l’ethnie rom selon les traditions et rites roms soit reconnu comme un mariage légalement valable par les autorités civiles. Cela dit, j’estime qu’il n’appartient pas à la Cour de traduire un tel souhait en une obligation découlant de la Convention.

Dans son titre 1, la Convention énumère les droits fondamentaux que les États contractants sont tenus de garantir à toute personne relevant de leur juridiction. La Cour a pour tâche « d’assurer le respect des engagements découlant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de ses protocoles » (article 19). A cette fin, elle se voit reconnaître une compétence qui « s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses protocoles qui lui seront soumises » (article 32). Ce faisant, il lui faut se borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas concret dont on l’a saisie (voir, parmi de nombreux exemples, Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 40, série A no 35 ; Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 35, série A no 62). Sa tâche ne consiste donc point à examiner in abstracto, au regard de la Convention, le texte de droit interne incriminé (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt F. c. Suisse, 18 décembre 1987, § 31, série A no 128).

Certes, la Convention est un instrument vivant et la Cour a eu l’occasion d’étendre la portée des droits qu’elle garantit au-delà du sens originel à la lumière d’évolutions sociales qui n’avaient pas été prévues au moment où la Convention a été élaborée (voir, par exemple, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 41, série A no 31 ; et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 164, CEDH 2009-…). Ce faisant, la Cour a reconnu que la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI), mais a toutefois mis en balance l’intérêt général et l’intérêt de la personne concernée (Christine Goodwin, § 93).

Cependant, la compétence de la Cour ne va pas jusqu’à créer des droits qui ne sont pas énumérés dans la Convention, aussi utiles ou même souhaitables soient-ils. Si la Cour interprétait la Convention de la sorte, elle en viendrait à perdre toute crédibilité en tant que juridiction aux yeux des Etats contractants, compromettant ainsi le système unique de protection des droits de l’homme au niveau international dont elle a été la pièce maîtresse jusqu’à présent.

L’article 12, qui garantit « le droit au mariage », abandonne clairement les modalités d’exercice de ce droit aux autorités nationales (« selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit »). Ainsi que la Cour l’a conclu dans l’arrêt précité F. c. Suisse (loc. cit., § 32) :

« Par l’article 12 se trouve garanti le droit fondamental, pour un homme et une femme, de se marier et de fonder une famille. Son exercice entraîne des conséquences d’ordre personnel, social et juridique. Il « obéit aux lois nationales des États contractants», mais «les limitations en résultant ne doivent pas (…) restreindre ou réduire» le droit en cause «d’une manière ou à un degré qui l’atteindraient dans sa substance même » (…).

Dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe, ces «limitations» apparaissent comme autant de conditions et figurent dans des règles soit de forme, soit de fond. Les premières portent notamment sur la publicité et la célébration du mariage ; les secondes ont trait surtout à la capacité, au consentement et à certains empêchements. »

Pour autant que je sache, tous les États contractants attachent des conséquences juridiques à un mariage légal. Ces conséquences juridiques sont diverses par nature ; elles peuvent par exemple avoir trait à l’obligation mutuelle d’entretien – dans certains cas même après la fin du mariage –, aux droits à pension ou à sécurité sociale du conjoint survivant en cas de décès de l’autre, ou à des droits en matière de succession. Ces conséquences sont également susceptibles de concerner des tiers, qui peuvent être en droit de saisir les biens de la communauté pour garantir le paiement des dettes dues par un seul des époux. Certaines Parties contractantes prévoient l’enregistrement de partenariats, et attachent à des partenariats enregistrés tout ou partie des conséquences juridiques d’un mariage.

La Cour a tardé à intervenir dans l’exercice par les Parties contractantes de leurs prérogatives en la matière ; jusqu’ici, son intervention s’est limitée à des cas où le droit national empêchait un homme et une femme de se marier (F. c. Suisse, précité ; B. et L. c. Royaume-Uni, no 36536/02, 13 septembre 2005). L’espèce est différente.

Je relève, comme la majorité (paragraphe 80 de l’arrêt), que « le mariage civil [est] ouvert aux Roms dans les mêmes conditions d’égalité qu’aux personnes n’appartenant pas à la communauté rom ». La requérante n’a donc pas été victime d’une « différence de traitement » relevant de l’article 14 de la Convention. Plus généralement, faute de toute différence de traitement, je récuse l’idée que l’État aurait l’obligation positive d’adapter ses lois relatives au mariage aux souhaits d’individus ou de groupes ayant un style de vie particulier, même dans le cas où ces individus ou groupes, comme c’est le cas des Roms en Espagne, constituent une part importante de la population. Je souscris donc à la conclusion de la majorité déclarant le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 12 irrecevable.

En revanche, je me démarque de la majorité en ce que j’estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Même si les membres de la majorité déclarent être parvenus à cette conclusion en se fondant exclusivement sur les circonstances particulières de l’affaire, j’ai le sentiment (inconfortable) qu’ils aient pu vouloir attirer l’attention des autorités espagnoles sur ce qu’ils percevaient comme un refus d’adopter une législation reflétant de manière adéquate la situation spécifique des Roms. Ce point de vue ressort à mon avis du paragraphe 61 de l’arrêt, où la majorité déclare que « si l’appartenance à une minorité ne dispense pas de respecter les lois régissant le mariage, cela peut influer sur la manière d’appliquer ces lois ». Je me demande si pareille déclaration peut véritablement se fonder sur la jurisprudence citée aux paragraphes 60 et 61, laquelle – comme cela est reconnu dans l’arrêt lui-même – a été développée dans un contexte factuel et juridique différent, à savoir celui de l’aménagement du territoire.

Il ne paraît pas davantage évident qu’un tel raisonnement soit valable dans le cadre de l’application d’une législation relative à la sécurité sociale accordant des prestations aux bénéficiaires. A mon sens, il serait plus logique de faire le parallèle avec l’affaire Goudswaard-van der Lans c. Pays-Bas ((déc.), no 75255/01, CEDH 2005-XI), qui énonce que :

(…) si la Convention telle que complétée par ses Protocoles oblige les Parties contractantes à respecter les choix individuels en matière de style de vie, dans la mesure où elle n’autorise pas explicitement des restrictions, elle ne fait pas peser sur elles une obligation positive de soutenir des choix individuels de style de vie à partir de fonds qui leur sont confiés en leur qualité de comptables des deniers publics.

La situation en l’espèce se distingue de celle d’un couple non marié qui a des enfants et fonde une famille. La Cour reconnaît depuis longtemps que des enfants né hors mariage ne sauraient être traités différemment – que ce soit sur le plan patrimonial ou s’agissant d’autres questions liées à la famille – des enfants issus de couples mariés (principe énoncé dans l’arrêt Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A no 31 ; comparer également avec, parmi d’autres, Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 30, série A no 297-C). A mon sens, ce principe a pour corollaire que, si les autorités espagnoles avaient refusé de reconnaître à la requérante la qualité de mère d’une famille nombreuse et de lui accorder les allocations correspondantes, ou d’inscrire les enfants dans le livret de famille, elles auraient sans doute été reconnues coupables de discrimination à l’égard de la requérante et de sa famille. Cependant, comme il est souligné dans l’arrêt Marckx (§ 67), ce raisonnement ne saurait être renversé :

« L’article 12 serait aussi violé en ce que la loi ne donne pas aux parents « naturels » les mêmes droits qu’à des époux. Les requérantes semblent ainsi l’interpréter comme exigeant que toutes les conséquences juridiques attachées au mariage vaillent également pour des situations comparables par certains côtés à celui-ci. La Cour ne saurait souscrire à une telle opinion; elle estime avec la Commission que le problème dont il s’agit sort du cadre de l’article 12. »

On peut se demander si la requérante pouvait raisonnablement ne pas avoir conscience du statut juridiquement précaire de son mariage rom. Je ne suis pas persuadé que l’attitude des autorités espagnoles ait pu légitimement amener la requérante à présumer que son mariage était valable au regard du droit espagnol. Je suis prêt à croire qu’elle ignorait tout du contexte juridique lorsqu’elle s’est mariée à l’âge de 15 ans selon les rites roms. Cependant, j’estime abusif de rendre l’État défendeur responsable de son ignorance. Il serait encore plus abusif de reprocher une faute aux autorités espagnoles en raison de l’égalité de traitement qu’elles ont reconnu à la requérante et à sa famille par rapport à des familles fondées sur l’institution du mariage.

Les observations écrites et la plaidoirie orale de la partie tierce, l’Union Romani, m’ont donné l’impression qu’on avait fait du cas de la requérante une affaire de principe en vue d’obtenir la satisfaction d’une revendication ancienne, à savoir la reconnaissance de la légalité du mariage rom. C’est ce qui ressort également des titres de journaux que j’ai cités ci-dessus. Il semble qu’il y ait à l’heure actuelle de nombreux Roms espagnols qui se marient deux fois, d’une part selon le droit espagnol et d’autre part conformément aux traditions roms. Cette situation diffère quelque peu de celle qui a cours dans de nombreux pays, y compris le mien (les Pays-Bas), dans lesquels un mariage légal est célébré devant une autorité publique, puis est suivi, si les parties le souhaitent, d’une cérémonie religieuse.

A cet égard, je doute qu’il existe un base factuelle ou légale quelconque à ce qui est affirmé au paragraphe 57 : peut-on vraiment dire qu’« on ne pouvait exiger de la requérante, sans porter atteinte à son droit à la liberté religieuse, qu’elle se mariât légalement, à savoir selon le droit canonique en 1971, lorsqu’elle manifesta son consentement pour se marier selon les rites roms » ? On ne sait rien de l’obédience religieuse de la requérante, si tant est qu’elle en ait une. En outre, la Convention (et notamment son article 9, qui garantit la liberté de religion) n’était pas encore en vigueur à l’égard de l’Espagne en 1971. Quoi qu’il en soit, c’est là un obiter dictum bien audacieux.

Je relève avec plaisir que, le 3 décembre 2008, en application de la troisième disposition additionnelle de la loi 40/2007 du 4 décembre 2007 relative à certaines mesures de sécurité sociale, la requérante s’est vu octroyer une pension de réversion à compter du 1er janvier 2007, en tant que compagne de M.D. (paragraphe 21 de l’arrêt). Ainsi, une solution souhaitable a été trouvée au niveau approprié, à savoir le niveau national.

ARRÊT MUÑOZ DIAZ c. ESPAGNE

ARRÊT MUÑOZ DIAZ c. ESPAGNE

ARRÊT MUÑOZ DÍAZ c. ESPAGNE – OPINION SÉPARÉE

ARRÊT MUÑOZ DÍAZ c. ESPAGNE – OPINION SÉPARÉE


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